Ce n'est pas volontaire, c'est plus prosaïquement une nécessité. Écrire, composer, revient, je crois, à se livrer à une course contre la mort. Un créateur caresse toujours ce rêve narcissique de continuer à vivre dans ses œuvres. Et cela, quel que soit son âge. En pleine adolescence, je me souviens d'avoir écrit un (mauvais) poème dont je ne sais plus s'il a été publié. J'y disais quelque chose comme : " Si j'écris à quinze ans, c'est parce que j'ai trop peur de m'en aller avant, de partir avant l'heure ". Légitimée par l'espoir de lutter contre la mort, la pulsion créatrice fait naturellement pendant à l'instinct procréateur. Créer, engendrer ce sont les deux seules façons de vivre au- delà de l'échéance fatale. Mais sur ce point les femmes ont un gros avantage (qu'elles paient, il est vrai, socialement de façon excessive) : elles ont le pouvoir de donner chair au vivant. Symboliquement, ce sont les seules rivales de ce Dieu auquel se réfèrent les croyants. Voyez la Bible. Adam, c'est un nom commun, cela signifie " fait avec de la glaise ". Si l'on excepte " Yahvé " et " Élohim ", les deux appellations du créateur de la Genèse, " Ève " est le premier nom propre de la culture judéo-chrétienne. Le sens du mot, comme dans tout nom propre, n'est pas immédiat (comme il peut l'être dans " adam "). Il faut en déconstruire la structure pour en saisir une signification probable, quelque chose comme " mère du vivant ". Je suis convaincu que les premiers humains, sidérés par le mystère de la génération, ont divinisé le principe féminin. Les œuvres d'art préhistoriques qui représentent des hommes le font de façon caricaturale, mais en même temps très naturaliste. Ce sont des peintures pariétales ou parfois des bas-reliefs qui montrent des individus singuliers. À les voir, les gamins de l'époque devaient dire : " Tiens, c'est monsieur Machin ou monsieur Truc ". Au contraire, les représentations féminines non seulement se présentent sous la forme de statuettes, mais le visage - je pense par exemple à la Vénus de Willendorf - est totalement anonyme. L'être représenté est tout en courbes, en cercles, avec des seins et des hanches hypertrophiées. La tête elle-même se réduit à n'être qu'une sphère, sans yeux ni bouche (la " dame " de Brassempouy est à ce propos une adorable exception). Bref, les premières incarnations du divin furent à coup sûr non point telle ou telle femme, mais le principe maternel. Cette dimension se retrouve jusque dans la poésie contemporaine, où le corps féminin prend souvent une dimension cosmique.

Dans nombre de mes nouvelles je ne fais pas autre chose que souligner ce rapport de la femme à l'univers, et la musique me paraît tout naturellement constituer à ce propos le meilleur des intermédiaires. Les Grecs parlaient d'" harmonie des sphères " et voyaient dans la musique un principe totalisant de tous les arts. Un principe féminin, évidemment, d'où la présence des muses à côté des dieux créateurs. Un lien fondamental relie la musique à la danse, la danse à l'érotisme. C'est ce lien que veut retrouver Orphée dans Eurydice - ce lien qu'il rompt définitivement en se retournant trop tôt. Une fois sorti des Enfers, désespérément seul, Orphée avait dû perdre tout son génie. Je crois que c'est également le sens du long calvaire qu'accomplit le musicien anonyme dans Les Tambours du Vent. Il renonce, comme Orphée, au féminin et s'égare dans une quête insensée. Voilà pourquoi on ne connaîtra jamais son nom. En perdant son Eurydice, il perd l'éternité. Et c'est la première des " sept passions musicales ". Car il faut comprendre évidemment passion dans les deux sens : l'un nous place au-delà de l'amour, l'autre en deçà de la mort, dans la souffrance du chemin de croix et du calvaire.

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LES TAMBOURS DU VENT