LE SUPER POUVOIR LE PLUS INUTILE DE TOUS LES TEMPS
Il est arrivé au moment où je finissais d'installer le télescope dans
le jardin, braqué sur le point du ciel où la vedette astrale ferait son
apparition sous son meilleur angle dans deux heures et trois minutes.
Auparavant, je comptais faire avec lui une petite partie de Shoot'n'Kill'em
All XII en lui demandant s'il pouvait me brancher avec Caroline. Je jalousais
son aisance toute naturelle avec la gent féminine ; lui se sentait gêné
de se révéler plus fort que moi en un domaine particulier.
Benoît, toujours plein de bonne volonté, et malgré mon ordre, a foncé
sur l'appareil et y a collé son œil pendant que j'allais chercher le jeu
dans mon fatras et sortais deux cocas du frigo. Sans doute espérait-il
me surprendre. Quand je suis revenu, il rayonnait, ravi, alternait observations
minutieuses et croquis sur le bloc-notes que je gardais toujours à disposition.
- Je l'ai, m'annonça-t-il ! Je vois Encelade !
Je l'ai rejoint à toute vitesse.
- Fais voir !
- Attends, je note ça… Voilà, vas-y !
Dans le télescope se pavanait un bout de ciel nocturne sans intérêt.
J'ai regardé Benoît, stupéfait.
- Tu te fous de moi ?
- Mais non ! Tu le vois pas ? Il est là, et j'ai même remarqué le satellite
autour, comme tu avais dit. Regarde, j'ai tout noté !
Ses croquis, comme toujours, parvenaient à rendre vivant et proche un
spectacle froid, désincarné. J'ai collé de nouveau mon œil à l'objectif.
Rien.
Et puis j'ai regardé ma montre. Il restait cent quinze minutes avant
que le télescope soit centré sur Encelade. J'ai foncé dans ma chambre,
empoigné mon ordinateur-bracelet, appelé le programme astronomique qui
allait bien. Encelade se trouvait actuellement à cent quinze minutes-lumière
(et douze secondes-lumière) de la Terre.
L'instant d'une découverte intellectuelle majeure s'apparente à une
nova chimique : un flot d'endorphines a envahi mon système et j'ai cru
m'évanouir. Je n'ai pas poussé le ridicule jusqu'à hurler : " Eurêka !
", mais enfin j'ai fait la danse du scalp partout autour de ma chambre
avant de rejoindre Benoît qui continuait tranquillement à croquer Encelade.
J'étais essoufflé, je balbutiais, il a cru que j'avais une attaque :
- Hé, attends, vieux ! Tu veux que j'aille te chercher un verre d'eau
?
- Benoît, tu… C'est incroyable, tu violes toutes les lois de la physique
!
- Hein ?
Benoît comptait bien ne violer rien ni personne au cours de sa vie, surtout
pas les lois. Et les lois physiques, s'il en jugeait par le respect que
je leur portais, devaient être quelque chose de considérable. Aussi m'a-t-il
regardé, effaré, inquiet plus qu'un peu. Quelle sorte de monstre était-il
donc, pour forcer des êtres aussi vénérables que les principes scientifiques
établis à grand-peine par des générations de chercheurs chenus ?
Je cherchais mes mots. Comment faire comprendre à mon camarade plutôt
obtus (il ne se maintenait dans le troupeau scolaire que grâce à mes cours
particuliers généreusement dispensés, tandis que je caracolais dans l'excellence)
la nature de son don inouï ?
- Écoute, ai-je commencé, tu te souviens de ce que je t'ai dit l'autre
fois, comme quoi la lumière a une vitesse particulière, qu'elle met du
temps à nous parvenir des étoiles les plus lointaines, parfois des millions
d'années ?
- Oui… -
Encelade, en ce moment, est tellement loin de nous que sa lumière met
presque deux heures à arriver jusqu'à nous, d'accord ?
- Ça fait combien en kilomètres ?
- On s'en fiche. Ce qui est important, c'est que j'ai placé le télescope
de manière à le voir dans deux heures, au moment où je pourrai voir la
lumière qu'il émet dans sa position actuelle ; mais toi, tu la distingues
dès maintenant alors que moi je devrai attendre qu'elle ait parcouru tout
son chemin ! Tu comprends ce que ça veut dire ?
- Non…
- Eh bien, ai-je continué pour moi-même (à ce stade, je me moquais que
Benoît suive), ça veut dire que toi, tu vois Encelade tel qu'il est actuellement,
dans la position qu'il a actuellement. Tu perçois le phénomène au moment
où il se produit et non quand la lumière de l'événement te parvient !
Non mais tu te rends compte ?
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