LEISTER'S BLUES
Un tonnerre d'applaudissements. Clara venait d'apparaître
en scène, drapée dans une longue robe lamée argent. Une féerie de métal
mauve, sous le feu violet des projecteurs. Un balancement envoûtant de
tout le corps jusqu'au micro. Puis le silence jusqu'aux derniers rangs
du public, un silence lourd et moite, presqu'aussitôt déchiré par la voix
et le premier accord de piano. Une voix qui faisait rouler dans chaque
syllabe un torrent de tam-tams, d'air brûlant, de mil pilé. On se perdait
dans les méandres de cette mélopée étonnamment ancienne, apprise sur les
bords de fleuves immémoriaux. Ce chant, c'était une forêt inextricable,
la sylve des premiers jours. Et l'on comprenait, mais trop tard, qu'on
ne parviendrait jamais à en mesurer l'étendue. Peut-être parce qu'elle
logeait précisément au plus profond de l'être, dans la région d'un indicible
désir.
À l'instant même où Clara entonnait le troisième couplet,
quelque chose éclata dans le ventre de Leister. Comme libéré soudain par
le barrage qui venait de s'écrouler, le saxophone parut aussitôt prendre
son essor. Derrière la voix de femme, puis contre elle, et tout autour,
l'instrument faisait monter une incantation imprévue, une gerbe d'épis
sonores, fermes et sûrs.
La chanteuse se retourna, un peu surprise par cette présence
soudaine en plein cœur de son chant. Leister demeurait dans l'ombre, noyé
dans les ténèbres, au fond de la scène. On n'apercevait que le saxophone
dont les courbes dorées et pleines chatoyaient sous les lumières. Bientôt
cependant, un spot vint plaquer son disque blafard sur le visage du musicien,
et Clara eut un sourire à l'adresse de cette mine commotionnée, qu'on
aurait dit rassemblée dans un effort prodigieux autour du bec. Comme galvanisée,
la mélodie s'envola plus haut encore, pour planer enfin, loin au-dessus
de la frénésie de l'orchestre.
Leister sentait bien néanmoins que la partie lui échappait.
Les touches suivaient une impulsion qu'il ne guidait plus, que nul n'aurait
pu diriger ni modérer. On aurait juré que l'instrument rivalisait avec
la chanteuse, qu'il s'efforçait même de lui voler la vedette. Car c'était
lui qui jouait, et lui seul. Lei, réduit à n'être qu'un souffle, commençait
à redouter la fin du spectacle. Ce n'était que trop évident : Clara allait
lui en vouloir. Déjà, on la sentait exaspérée par cette concurrence inopinée.
À intervalles réguliers, sa voix et celle du saxophone se livraient un
véritable corps à corps. Un combat de tigresses dans le bourdonnement
chaotique de la jungle.
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LES TAMBOURS DU VENT
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