LES TAMBOURS DU VENT
Douce ferma les yeux. Les premières images de leur rencontre
lui revinrent en mémoire. Elle s'était levée tôt, comme à l'ordinaire,
pour aller se laver au fleuve et remplir les deux sacs d'argile qu'elle
utilisait quotidiennement dans son petit atelier. Mue par un instinct
qu'elle ne s'expliqua guère par la suite, elle avait cependant légèrement
dévié de sa route habituelle. Elle s'était rapprochée de la ville et soudain
s'était trouvée face aux tambours du vent…
Elle était restée un long moment à contempler ces immenses
gibets où l'on suspend les condamnés à une toise du sol, après leur avoir
lié les poings et les pieds. On tire sur les cordes jusqu'à écarteler
les suppliciés puis on les laisse se dessécher au soleil. Tout le temps
que dure leur agonie, le souffle inconstant de la steppe les projette
dans une direction, puis une autre, faisant sonner leurs corps comme la
peau tendue d'un bendir. Plus que de la soif ou de la faim, plus que des
déchirements qu'entraîne la tension des longes, c'est, dit-on, de l'atroce
musique du vent que meurent les condamnés, de ce battement inégal qu'ils
accompagnent de hurlements, de vociférations ou de suppliques.
Il y avait là trois hommes, portés ensemble par chaque mouvement
de l'air. Le plus proche de Douce était visiblement mort. La tête couchée
sur le côté, il donnait l'impression d'avoir la nuque brisée. Plus loin,
sur la troisième potence, dansait un individu qui ne cessait de gémir,
d'insulter des passants imaginaires ou, alternativement, d'implorer leur
pitié. La jeune femme en aurait ressenti de la compassion si le regard
de l'homme ne l'avait trahi. Ses prunelles noires, étrangement lumineuses,
révélaient à quel point il était veule et fourbe. Elle regarda autour
d'elle, comme à la recherche des interlocuteurs du condamné, et constatant
qu'à cette heure du jour, toute la ville dormait encore, elle adressa
au misérable une brève réprimande :
- Eh ! l'homme ! il n'y a personne. Tu ferais mieux de te
taire, afin d'économiser tes forces.
Mais l'autre reprit de plus belle, se répandant en propos
outrageux à l'encontre de la jeune femme. Le supplicié que ces deux frères
de douleur encadraient de la sorte, quant à lui, ne disait mot. Brûlé
par le soleil, son corps robuste, épais même, couvert de cicatrices, de
plaies encore à vif, disait qu'il devait avoir été pendu là bien avant
les autres. Ses paupières mi-closes laissaient tout juste deviner l'éclat
d'yeux clairs, à peine teintés, comme l'eau qui court sur les pierres
grises et sur le sable mordoré.
- Et toi, le taiseux, lança Douce, qu'as-tu donc fait pour
être en si bonne posture ?
- Rien, dit-il, j'ai tué. - Un meurtre ? Et toi, tu appelles
cela " rien " ?
- Il ne méritait pas de vivre.
- Tu peux constater en tout cas que la justice n'a pas suivi
ton opinion, l'ami !
- Il était riche, répondit simplement l'agonisant, avant
de retomber dans un complet mutisme.
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