LE JEU
Un éclair m'a brûlé les yeux et stoppé net dans ma course.
À quelques mètres de moi, un peu plus bas, la fille à la chevelure incandescente
se hissait laborieusement, d'un rocher à l'autre. Elle a levé la tête,
m'a vu et a hurlé, haletante :
- Sauve-toi ! Ne joue pas !
Et avant que j'aie repris ma descente pour lui tendre la
main, attraper son bras, la haler vers moi, l'aider à fuir, sa tête a
explosé en millions de flammèches rouges qui ont empli l'espace, m'ont
embrasé les nerfs et propulsé en arrière comme une décharge électrique.
Incapable de réfléchir, j'ai rebroussé chemin et regagné la crête. De
là, j'ai vu un chasseur descendre pesamment l'éboulis, ralenti par le
poids d'un corps jeté en travers de son épaule. À l'endroit où sa victime
se tenait tout à l'heure, des mèches rousses poissaient de sang un rocher
blanc. - Ne joue pas ! Oh que si, j'allais jouer ! J'allais jouer mon
jeu avec mes règles ! Les yeux débordants de larmes qui inondaient mes
joues, dévalaient dans mon cou sans que l'idée m'effleure de les essuyer,
j'ai grimpé un peu plus haut, assez haut pour ne plus rien voir et ne
plus rien entendre, et j'ai attendu. Je ne m'ennuyais plus, ça non, et
je ne pensais pas davantage. Mon cerveau, à l'égal du paysage alentour,
était noyé de brume, engourdi, insensible. Je n'étais plus que patience.
Lorsqu'enfin on a daigné s'occuper de moi, que j'ai aperçu mon chasseur,
le brave type qui était venu me chercher chez moi et m'avait fait monter
dans le camion, je vibrais d'une énergie formidable : j'avais grignoté
les fruits secs donnés par ma mère, bu au filet d'un ruisseau, et sommeillé
pour recouvrer des forces. Je me suis dressé, à découvert, et j'ai agité
les bras pour signaler ma présence. On avait perdu assez de temps. Il
m'a vu mais j'ai dû l'attendre encore un moment car il peinait dans la
montée. Lorsqu'il a atteint la crête, grognant et soufflant, j'ai attendu
encore pour qu'il récupère. Enfin il s'est mis en marche dans ma direction
et j'ai commencé à avancer moi aussi, posément, vérifiant du regard qu'il
tenait le rythme et restait à mes trousses. Je l'ai baladé comme ça un
bon moment. Je me faisais l'effet de ces chiens de chasse qui vont et
viennent fébrilement à l'avant de leur maître, tournent sans cesse la
tête pour s'assurer qu'il les suit, s'élancent plus loin puis rappliquent
avant de tourner bride et le précéder à nouveau. Quand ce petit jeu m'a
lassé, j'ai accéléré l'allure pour tester la résistance de mon poursuivant.
Il n'était pas jeune et poussait devant lui un ventre rondouillard : on
m'avait vraiment sous-estimé pour m'assigner un lourdaud pareil !
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