MON PERE EST MAGNIFIQUE.
Personne, sûrement, ne le regarde autant que moi. Ni sa
femme, parce qu'elle baisse trop souvent la tête en sa présence et jamais
ne soutient son regard. Ni Marie, sa fille adorée, trop occupée à vérifier
dans les yeux des autres et surtout dans ceux de son père, qu'elle est
comme il faut, radieuse et tirée à quatre épingles.
Même ses fans, ses groupies, ceux qui squattent les premiers
rangs dans ses meetings, hurlent son nom et font la claque, même ses plus
fervents admirateurs ne le voient pas comme moi je le vois: exaltés par
son charisme, le timbre envoûtant de sa voix, ils ne font que contempler
en lui leur propre destin, et consentir.
Moi, je le regarde. Relégué dans le petit fauteuil à roulettes
que maman installe toujours au même endroit, dans la semi-pénombre sous
l'escalier pour me faire oublier, je peux tout voir et tout entendre sans
qu'on se rappelle ma présence. Alors je regarde mon père. Mon père est
magnifique. Il a la hauteur, la force et la souplesse de ces félins qu'on
voit dans les documentaires télévisés. Il a leur élégance et leur sauvagerie,
ces temps d'immobilité parfaite quand il est à l'affût, et ce déchaînement,
cette brusquerie quand on lui a déplu. Peu de choses lui déplaisent -
le bavardage, les questions, la contradiction, c'est à peu près tout.
Mais la menace suffit à créer autour de lui un climat de crainte qui lui
assure une paix royale. Alors généralement il est heureux, et ce contentement
lui fait un beau visage calme et satisfait éclairé par ses vastes yeux
bleus qu'irradie le bien être.
Quand il s'habille pour sortir, il est particulièrement
impressionnant. On dirait que le trousseau des Modèles a été dessiné pour
lui, pour ses longues jambes aux cuisses puissantes, ses épaules larges
et son fier port de tête. Maman ose toujours le regarder à ces moments-là,
sans doute car les yeux qu'elle lève alors vers lui sont dénués de la
moindre ambiguïté susceptible d'irriter son mari : ils ne sont qu'extase
devant tant de noblesse et une si belle allure. Mon père est magnifique
et quand, profitant d'un instant de solitude, je bondis de mon fauteuil
et vais contempler les photos de mes frères aînés sur la cheminée, je
distingue en chacun d'eux ce qui le relie à mon père, une magnificence
dans les lèvres charnues, la vigueur du menton ou la blondeur dorée qui
établit leur filiation et justifie leur destin exceptionnel. Je crois
alors comprendre le sens du maudit qualificatif, décevant : est
décevant, tout être qui ne ressemble pas à mon père. Tout être qui l'a
trahi en ne prolongeant rien de lui.
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VERS LES TERRES
INSOUMISES
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