LA CONSEILLEUSE

Je sais même des choses qui ne servent à rien. Je connais la Conseilleuse, par exemple.

La Conseilleuse est une méchante femme qui fait trembler ma mère quand elle nous rend visite, une fois par mois, et s'enferme avec elle dans le bureau. La plupart du temps, j'assiste aux entretiens car, comme tout le monde, elle ne se soucie pas de ma présence, accroupi que je suis, tel un caniche, aux pieds de ma mère, ou bien elle est si convaincue de ma débilité qu'elle ne prend pas la peine de m'écarter. Il est vrai que je peux éteindre mon regard à volonté, maman me l'a appris, elle le pratique elle-même assez souvent. Je sais voiler mes pupilles dès l'apparition d'un tiers, les rendre parfaitement inexpressives et fixer mes yeux au ras du sol pour que nul n'y lise rien. La Conseilleuse est une notable de la caste des Taries, ces citoyennes distinguées pour avoir choisi d'être stérilisées. C'est une grande et grosse femme à la voix forte. Les Modèles la tiennent en haute estime et lui adressent leurs épouses à la première défaillance. Si mon père a souhaité que maman la consulte, ce n'est pas pour inaptitude : avec trois fils tirés au sort, le taux de réussite de ma mère est excellent, et elle est pleine de bonne volonté, reconnaît mon père. Mais il paraît qu'il y a en elle une résistance. Cela semble très ennuyeux et nécessite un suivi de longue haleine, des séances rapprochées et des exercices quotidiens auxquels maman doit s'astreindre matin et soir. Je n'aime pas du tout ça. Je trouve humiliant que ma mère baisse les yeux devant la Conseilleuse, hoche la tête à toutes ses critiques et récite ses leçons comme les enfants de la petite école où je ne vais plus, qui ânonnent avec un bel ensemble les slogans de l'instituteur.

Alors, aussitôt que la Conseilleuse est partie, je tire maman par la manche en protestant: - Pourquoi tu la laisses te parler comme ça ? Elle est si laide et si méchante ! Maman hausse les épaules, résignée, indifférente. Elle se justifie : - Je n'ai pas le choix. J'ai cette résistance aux Instructions, comme une imbécillité, qui m'oblige à étudier deux fois plus que les autres et sans cesse tout recommencer.

C'est en effet ce que lui reproche la Conseilleuse : - À chaque enfant que vous mettez au monde, on dirait que vous vous empressez d'oublier ce que je vous ai appris et il faut tout reprendre du début ! Appliquez-vous, enfin ! Et maman acquiesce, s'applique. Le soir, lorsqu'elle vient en cachette de son mari m'embrasser dans mon lit, elle me supplie de lui faire réviser les leçons de la Conseilleuse :

Il n'est de pire traîtrise à la nation que la sensiblerie des femmes. La tendresse est la plaie. La tristesse est la plaie. La compassion est la plaie. Je tiendrai mon cœur dans mon poing et gouvernerai mes affects. Car il n'est de pire danger pour la Cité que l'amour maternel.

 

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