DÉCEVANT !

Décevant est le premier mot que j'ai appris car c'est celui que tout le monde emploie spontanément en me voyant, avant de jeter un regard critique à ma mère et de se détourner en haussant les épaules.

Décevant, a fait mon père quand ma mère, exténuée sur son lit d'accouchement, a levé les yeux vers lui, quêtant son approbation. Et comme si je n'existais pas, il a posé un baiser indulgent sur son front en murmurant, pour la consoler d'avoir loupé son coup : - Dès que tu seras remise, nous en ferons un autre.

Décevant, a fait le maître de la petite école lorsque, consterné, il m'a rendu à ma mère : - Votre enfant est nerveux, obtus, renfermé. Je ne peux rien en faire.

Décevant, observent tôt ou tard les voisins, les amis, tous ces adultes qui m'approchent et dont je m'écarte aussitôt, que je refuse d'embrasser et même de saluer, dont je dédaigne les bonbons et autres tentatives de séduction.

- Pas de chance, ma pauvre Ava, la plaignent-ils. Et aussitôt, suspicieux : - À moins que… Vous aviez bien pris le traitement au moins, et suivi les instructions ? Il n'est pas fréquent d'échouer à ce point !

Les autres enfants ne me trouvent pas décevant, eux : ils m'ignorent. Ils semblent ne pas réaliser que j'existe quand, par erreur ou par hasard, je passe dans leur champ de vision. Peut-être ne leur vient-il tout simplement pas à l'esprit que je suis des leurs, un enfant moi aussi, un enfant comme eux. Peut-être me prennent-ils pour un genre d'animal domestique qui ne tient compagnie à personne et ne serait même pas capable d'aller chercher la balle si on la lui lançait.

Maman aussi dit que je suis décevant, mais d'une autre manière. Elle articule l'adjectif avec application, elle le vocalise, elle le clame à tue-tête, elle le souffle à qui hésite à le prononcer, l'assène à qui veut l'entendre. Elle rentre les épaules, fait ses yeux tristes, tord sa bouche amère aux coins tombants puis, trop honteuse décidément d'imposer un tel spectacle, elle m'emporte, me soustrait à la vue de ses interlocuteurs, verrouille la porte derrière nous. Et là, elle ferme les paupières en poussant un soupir de soulagement qui vient de si profond qu'il lui tire des larmes, elle me presse contre elle, plonge ses yeux dans les miens : ils sont presque noirs à ces moments-là tant ils luisent d'orgueil, ils irradient une énergie qui me pénètre par tous les pores. Elle répète alors pour moi, et pour moi seul, avec un début de sourire aux lèvres : - Si décevant, mon Raphaël ! Et je ris à mon tour car je sais qu'il n'existe pas de plus beau mot d'amour.

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