Critique de Pierre Stolze parue dans la revue Bifrost
n°73 de janvier 2014
reproduite avec l'autorisation de l'auteur
Vers les Terres Insoumises, ce titre laisserait croire que
nous aurions affaire à un roman d'aventures ou d'héroic fantasy
alors qu'il s'agit bien d'une dystopie des plus cruelles. Pour stabiliser
enfin la population mondiale et rester à une croissance zéro, l'humanité
s'est enfermée dans des cités divisées en castes et aux lois rigoureuses.
Comme celle où vit le petit Raphaël, pas très loin de la mer. Son
père Marc est leader de la caste des Modèles. De sa femme Ava il
a déjà eu trois fils, beaux comme des dieux, et qui, très jeunes
(à 7, 8 et 9 ans), ont été choisis pour faire partie du Jeu. Depuis,
on ne les a plus revus, mais leurs portraits trônent dans le salon.
Raphaël n'a pas eu la chance de ses grands frères : il est né "
décevant ", mal fichu, " moricaud ", avorton, ne se déplaçant qu'en
fauteuil roulant. Si son père l'ignore totalement, sa mère le cajole
discrètement et même partage avec lui des secrets, des " cachotteries
". Elle sait que Raphaël peut marcher. Et même sauter, gambader.
En cachette elle l'emmène nager dans la mer, et le garçon devient
très résistant physiquement. Naît une petite sœur, Marie, toute
mignonne, potelée, une idole que l'on gavera de gâteaux pour qu'elle
soit un jour choisie, elle aussi, pour le Jeu, Marie qui a parfaitement
deviné la duplicité du comportement de Raphaël et de leur mère,
mais qui ne les dénoncera pas. Dans la cité, les règles sont claires:
pas de chagrin, pas de pitié, pas de curiosité, aucun sentiment.
Ava doit réciter les instructions données par la Conseilleuse :
" Je tiendrai mon cœur dans mon poing et gouvernerai mes affects,
Car il n'est de pire danger pour la Cité que l'amour maternel ".
À côté de la caste des Modèles, il y a celle des Suivants. Qui ne
feront jamais des enfants parfaits comme les Modèles. Une fois par
an, près de 4 000 enfants de Suivants, tous âgés de 6 ans, sont
emmenés dans une arène, où ils devront s'entretuer sous le regard
impavide de leurs parents. Le survivant, le gagnant, finira ses
jours en prison, mais ses géniteurs toucheront une belle somme.
Une fois par an également, a lieu le Jeu. Les enfants des Modèles,
seuls ceux tirés au sort parmi les plus divins et rondouillards,
devront fuir devant des Chasseurs qui les abattront tous, les uns
après les autres, dans une nature hostile, et toujours sous les
yeux des parents installés, cette fois-ci, sur une plate-forme d'observation.
Ensuite les cadavres seront mangés en barbecue ! Mais quelle gloire
pour les parents d'avoir eu un fils ou une fille choisie, et de
les avoir sacrifiés pour le plus grand bien de la Cité ! Les choses
tournent différemment quand, sans doute par erreur, le supposé frêle
et impotent Raphaël est tiré au sort pour le Jeu. Lequel s'achèvera
de façon inattendue … Le corps de Raphaël ne sera jamais mangé,
ni plus tard celui de sa petite sœur Marie. Car ailleurs, de l'autre
côté de la mer, il y a des hommes qui refusent l'horreur et l'absurdité
des Cités. Il y a du Boris Vian, dans ce roman, le Boris Vian mordant
et poignant de L'Arrache-Cœur (roman qui fit scandale à l'époque).
Il y a des souvenirs de contes pour enfants, terribles, ceux que
nous écoutions béats quand nous étions petits ( les allusions au
Petit Chaperon Rouge sont légion dans le texte). Il y a là, aussi,
un sens inné du récit et du point de vue, avec cette alternance
de passages à la première personne (ce que raconte Raphaël) et à
la troisième personne (le point de vue, distancié, d'Ava, la mère).
Il y a même de vrais bonheurs d'écriture, et au bout de quelques
pages seulement, le lecteur se dit que, décidément, avec Brigitte
Dujon, on tient là une véritable auteure. Une écrivaine de talent.
Brigitte Dujon n'avait publié jusqu'ici qu'un seul roman , Le Matin
des Voleurs, qui fut finaliste en 2005 au Prix Marseillais du Polar,
et quelques nouvelles, parfois primées, et l'on peut trouver d'elle,
sur Internet, une short story fantastique, au titre cependant fort
long et totalement descriptif , Roman ordinaire et néanmoins héroïque
d'une maison close où les lourdes claquent, les plumards composent
et les mouchards ne manquent pas d'air (sic !). Brigitte Dujon est
inspectrice DRJSCS (Direction Régionale de la Jeunesse, des Sports
et de la Cohésion Sociale, voyons !). Elle prépare actuellement
un roman pour adolescents (elle est mère de famille). Ce roman,
je l'attends déjà avec impatience.
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