Quand j’ai appris que le dernier Prix La Cour de
l’Imaginaire était attribué au roman Otto et les Néantistes de Stéphane
Croenne, professeur agrégé de philosophie, j’ai blêmi, me disant effaré :
mais cela tourne à l’épidémie, tous ces agrégés de philo qui se lancent dans la
(science) fiction. Donc, concernant le roman de Croenne, j’étais plein
d’appréhension et de préjugés défavorables. La lecture des premières
lignes m’a rassuré : un récit écrit au présent et à la première personne
et c’est un enfant un rien spécial qui en est le narrateur ... Immédiatement ,
j’ai respiré mieux. Et je suis allé jusqu’au bout avec un réel plaisir.
Après avoir fui la France au décès de leur mère et
après avoir changé de prénomns, Otto Stern (10 ans, qui croit que sa mère est
partie pour la planète Mars) et sa soeur Alba (16 ans) vivent seuls, désormais,
dans une belle maison vénitienne qui appartenait à une tante. Une étrange
maison construite sous et autour du crâne d’une baleine bleue échouée là
autrefois. Ils y résident plus ou moins clandestinement, Alba faisant croire
qu’elle est majeure pour continuer à garder son petit frère. Pourquoi cette
fuite à Venise ? Pour qu’Otto ne soit pas séparé de sa soeur en étant
envoyé dans un établissement psychiatrique. Chance : il réussit à intégrer
l’Ecole des Enfants Bizarres de Padoue. Lui est un
« « Sélénien », car toujours dans la Lune, vivant au ralenti, et
son totem est un escargot. Il sympathise aves deux autres enfants bizarres,
Stella, pour qui la vie est un jeu vidéo où sans cesse il faut gagner des
points pour avoir droit à de nouvelles vies, et Tim(eo), un Panic-Kid, que tout
effraye épouvantablement. Cette drôle d’Ecole fait indéfectiblement penser au
sujet du film Miss Pérégrine et les Enfants Particuliers de Tim Burton
(2016).
Otto va se donner une importante mission :
empêcher que les Huns ne reviennent pour détruire définitivement Venise. Les
Huns ? Des hordes de touristes déguisés débarquant de gigantesques
paquebots pour le carnaval qui va débuter un 3 février ; ce sont eux les
Néantistes. Pour parvenir à ses fins, pour faire refluer ces colonnes hideuses,
Otto va susciter de nombreuses figures tutélaires de la ville : Colombine
et Arlequin, le dramaturge Goldoni, Vivaldi , les peintres Véronèse et
Tintoret, Vésale (grand anatomiste de la Renaissance) et Galilée. Mais aussi
Marco Polo et Corto Maltese, celui de l’album non cité d’Hugo Pratt Fable de
Venise (1981). Sans oublier le vieux chat Nitch, avec lequel Otto
communique télépathiquement. Stella et Tim viendront à la rescousse au dernier
moment.
Comme Stéphane Croenne est un philosophe , il ne peut
s’empêcher de citer d’autres philosophes : Marx, Freud, Nietzsche, Platon
(68), Lacan, Wittgenstein (75, le Tractatus Logico-philosophicus) ),
Erasme, (107). Michel Foucault est le préféré, le chouchou. D’ailleurs, Otto et
Alba l’ont en poster dans leur maison et ils le considèrent comme leur papa.
Alba ne cesse de lire ses oeuvres et moult commentaires les concernant. J’ai
regretté l’absence de Derrida, mais oui ...
Nos deux héros , malgré leur jeune âge, ont une
sacrée culture, musicale comme cinématographique : Bizet, Vivaldi,
Prokofiev, Saint-Saëns , Schubert , Andrea Gabrieli (compositeur vénitien du
XVI° siècle) et Luigi Nono (autre compositeur , mais du XX°), David Bowie (pour
Starman), Tarkovski et Terence Malick, sans oublier une allusion à L’Enfant
Sauvage de Truffaut (117). Otto a des réfexions de cinéphile averti :
« On dirait un comédien dans un film dramatique français (67) »,
« on dirait un vieux parrain, dans les films sur la maffia
(128) ». S’il parait normal que le jeune garçon connaisse des dessins
animés comme Les Enfants Loups (49) et Kirikou et la Sorcière
(49), il en est un autre que l’auteur passe sous silence, car, j’en suis
certain, c’est sa principale source d’inspiration : Popomko de Tsao
Takahata (2008). Des Tanuki (mi ratons laveurs, mi blaireaux, en fait des
chiens viverrins auxquels les japonais prêtent des pouvoirs surnaturels)
apprennent que la montagne où ils vivent est menacée par un projet immobilier.
Ils vont essayer de faire capoter ce projet en terrorisant les humains.
Exactement ce que va essayer de faire Otto. Mais si cela échoue lamentablement
pour les Tanukis, cela réussit à Venise. Takahata est beaucoup plus réaliste
que Croenne.
Le roman pose idéalement cette question
essentielle : qu’est-ce que le réel ? Et si ce n’était que
« l’imagination du plus grand nombre » (154) ? Et si ce
qu’imagine Otto était tout aussi réel que le réél consensuel ? Problématique
au coeur de toute l’oeuvre de Dick ou de Jeury. Comme quoi, si Otto et les
Néantistes relèvent d’abord de la « fantaisie », le roman lorgne
aussi vers la SF. Comme le dit si joliment Colombine
« -« L’imagination, c’est la clé qui ouvre la porte de la réalité
cachée « (125). Et je terminerai par cette citation poétique (car il
est beaucoup de bonheurs d’écriture chez Croenne) : « Le vent, c’est la
nature qui se berce toute seule en soufflant sur ses feuilles » (51)
Superbe première de couverture signée Michel
Borderie.
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