GALWEIN et LE PRÊCHEUR

Après bien des tours et des détours, la double piste longea la façade victorienne du Muséum d'histoire naturelle et s'enfonça dans le quartier qui jouxtait le bâtiment à l'est, quartier de maisons insalubres et d'usines croulantes, livré à la pelle du démolisseur et qui, partout où il n'était pas tatoué de ciment frais par un chantier en activité, était retourné à la sauvagerie des terrains vagues et des friches industrielles. L'odeur n'exsuda plus du sol mais coula dans l'air comme un fleuve. Enfin libéré de sa quête minutieuse, Galwein courut à l'hallali et à la curée chaude.

Il les trouva au fond d'une impasse oubliée, verrouillée par la grille du Jardin des plantes - une grille ouvragée au style suranné, d'un vert bucolique soutaché d'or. L'homme dominait de sa stature massive la gamine qu'il avait jetée à ses pieds. Trapu, bâti en force, il portait une redingote noire étroitement boutonnée sur un pull-over blanc dont un liseré paraissait au col et un chapeau de quaker à larges bords qui lui faisaient une silhouette de pasteur. Pelotonnée sur elle-même, la petite s'était rencognée contre le muret de la grille, la jupe relevée sur ses cuisses de sauterelle et ses genoux barbouillés de mercurochrome, avec dans son visage crispé des yeux immenses, hallucinés de peur. Trop terrifiée pour crier, elle fixait l'homme dont la main tenait, pendant comme un serpent mort, un ceinturon en cuir brut dont la boucle d'acier figurait l'œil métallique et venimeux.

Sentant la présence de Galwein, le prêcheur se retourna pour lui faire face. Le halo d'un réverbère du parc, en l'éclairant par-derrière, découpait sa silhouette en ombre chinoise et laissait dans l'obscurité ses traits que le rebord de son chapeau masquait. Par contre le luminaire éclairait directement Galwein, son uniforme d'une noirceur si profonde qu'il semblait taillé dans l'étoffe même de la nuit et son visage qui, déjà inquiétant en temps normal, subissait alors une effrayante métamorphose : l'odeur de la peur de l'enfant, si dense qu'elle en devenait presque tangible, éveillait en lui une colère brûlante, démesurée. Ses cicatrices brillaient pourpres sur la blancheur de sa peau, à la manière de ces motifs stylisés évoquant le loup, l'orque ou le corbeau qui, sur les masques et les mâts totémiques des Indiens de Colombie-Britannique, révèlent la dimension animale de l'identité humaine.

L'homme semblait paralysé à la vue de cette face à l'aspect démoniaque qui le renvoyait à ses hantises les plus archaïques. Pendant une mortelle minute ils restèrent pétrifiés face à face, oublieux des circonstances, clairement conscients que chacun incarnait pour l'autre sa plus intime et secrète terreur.

Soudain le prêcheur, dans un réflexe de colère ou bien de peur, leva la main sur l'intrus - la ceinture ondula en bruissant comme un reptile irrité. Aussitôt rendu à lui-même, Galwein bondit et, afin de l'immobiliser par une clé, lui saisit le bras droit au niveau de l'épaule et du poignet. Mais déjà la boucle, comme mue par une volonté propre, venait le frapper au visage, lui écorchant la pommette de son bord coupant. Dès lors il vit rouge, au sens réel du terme : un brouillard écarlate dansa devant ses yeux et, tandis qu'il devenait amok, son sang rugit à ses tempes avec toute l'impétuosité d'un chien de guerre.

S'ancrant solidement au sol, il mit toute sa force dans un prodigieux effort de torsion et d'arrachement : les tendons distendus craquèrent, l'articulation se déboîta et enfin la peau éclata. Quand il sentit son bras lui être arraché du corps, l'homme poussa une clameur déchirante, pathétique - lui qui ne s'était jamais soucié des cris de ses petites victimes. Jaillissant avec une force irrépressible, le sang artériel dessina un large arc de cercle qui éclaboussa Galwein et gicla sur le mur blanchi à la chaux, y apposant son paraphe à l'encre rouge.

L'odeur du sang frappa Galwein comme un coup de poing dans les sinus, réveillant les instincts les plus primitifs au fond de son cerveau reptilien. Un instant, il maintint contre lui ce corps pantelant qui l'inondait au rythme de ses longues pulsations, mourant d'envie d'y enfoncer ses crocs pour s'abreuver à la source même de sa vie, hésitant cependant devant le tabou du sang humain qui élevait la dernière barrière entre son orgueil et la déchéance ultime, l'abjection suprême. L'odeur lui emplissait les poumons d'une eau chaude et ferrugineuse, le faisant suffoquer.

Avec un effort surhumain il se détourna enfin, mais la violence faite à sa nature était si excessive qu'elle devait trouver un exutoire. Ses lèvres se retroussèrent sur ses canines effilées et, renversant la tête en arrière, il poussa à pleine gorge un long hurlement de loup qui, lacérant la nuit comme un couteau, fit s'emballer les chevaux de la brigade équestre, délirer les fauves du Parc zoologique et aboyer à la lune, de façon hystérique, tous les chiens de la ville…

Puis, jetant autour de lui un regard égaré, il avisa la clôture du Jardin botanique, avec ses pointes forgées en fers de lance selon une mode désuète, et sut aussitôt ce qui lui restait à faire.

- Tu as voulu vivre en vampire ? Alors meurs en vampire !

Soulevant le Vampire de la pleine lune, il le projeta sur les piques aiguës. Empalé comme un papillon venimeux sur son épingle, l'homme se contorsionna faiblement tandis que les pointes des hallebardes se frayaient un passage à travers sa cage thoracique, vomissant à pleine bouche un sang épais comme un sorbet.

Quand tout fut consommé, Galwein se tourna vers la fillette toujours tétanisée et réalisa, non sans étonnement, qu'elle avait peut-être encore plus peur de lui que de son agresseur.

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La Presse en parle critique de P. Stolze dans BIFROST 70 avril 2013
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