CINQ MINUTES

Partout où Galwein portait son regard, il ne voyait que souffrance - une souffrance que rien, à ses yeux, ne pouvait justifier.

Il resserra encore davantage sa poigne sur le malfrat. Celui-là, au moins, allait payer pour tout ce qu'il avait infligé à des créatures innocentes, même si, bien sûr, cela ne représentait qu'une goutte d'eau dans l'océan de la misère du monde. Galwein d'ailleurs avait toujours révéré la sainte loi du talion… Un sourire sinistre étira ses lèvres minces. Il ne s'en doutait pas, mais il y avait des moments où il ressemblait au Seigneur, et malheureusement pour l'homme à tête de seiche, il était précisément dans un de ces moments-là.

Dégainant son sabre court, il saisit une jambe de l'homme-mollusque et, malgré ses glapissements et ses contorsions, lui sectionna le tendon d'Achille. Cela ne fit qu'une petite coupure bien nette et d'aspect faussement anodin, mais un peu de sang, toutefois, en jaillit. Les narines des deux chiens se dilatèrent et leurs muscles frissonnèrent sous leur peau mal ravaudée. Quand Galwein tendit la main vers la portière arrière, l'homme chuinta de terreur, comprenant enfin le sort qui l'attendait.

- Tu n'as pas à avoir peur, le rabroua Galwein d'une voix froide et désincarnée. Ce sont tes compagnons, tes gardes du corps, tes amis. Je te place sous leur protection : qu'as-tu à craindre ?

Derrière la vitre, les molosses bâillaient de faim comme deux piranhas dans leur aquarium. Un filet de salive engluait le menton tremblant de l'homme.

- Attendez … Attendez cinq minutes avant de leur ouvrir la porte… Seulement cinq minutes d'avance… Laissez-moi une chance…

- C'est juste, concéda Galwein, tu as droit à cinq minutes.

Sa peur lui faisant oublier la douleur, l'homme partit en claudiquant, dispersant de fines gouttelettes de sang sur son passage. À ce moment-là, malgré sa blessure, il aurait encore pu sauver sa peau : en milieu urbain, un délai de cinq minutes est assez long pour faire la différence entre la vie et la mort. Il lui était possible de se jeter dans la première boutique venue, de héler un taxi, de dévaler dans une station de métro ou encore de téléphoner à la police… Mais dans sa panique, et peut-être mû par l'instinct du calmar traqué qui dissimule sa fuite dans un nuage d'encre, il se détourna des lumières de la ville et s'enfonça dans un secteur de terrains vagues et de rues obscures qu'il devait bien connaître, et où il espérait peut-être dépister ses poursuivants.

- Mauvais choix, grommela Galwein entre ses dents.

Les deux dogues trépignaient dans le break en haletant d'impatience, sentant que le moment était venu de régler les dettes et d'apurer les comptes. Galwein comprenait leur fébrilité, toutefois avant de les libérer il attendit scrupuleusement que les cinq minutes soient écoulées : il portait un respect maniaque à la parole donnée.

Entre-temps, Galwein s'était approché du misérable tas de fourrure qui gisait inerte sur l'asphalte : il remarqua tout de suite que la patte avant droite était abîmée. En entendant ses pas, Chien Jaune releva la tête et le regarda droit dans les yeux avec une intensité troublante. Après quoi, sans daigner gémir ni supplier, il reposa sa tête au sol et referma les yeux avec la dignité stoïque du loup de Vigny qui, méprisant ceux-là mêmes qui le tuent, se couche et meurt sans jeter un cri. Galwein en fut saisi : ce petit chien blessé pouvait éveiller en lui compassion et sympathie, mais en aucune façon la pitié, oh non ! certainement pas la pitié ! Et il déboutonna son manteau pour l'en envelopper.

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La Presse en parle critique de P. Stolze dans BIFROST 70 avril 2013
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